Pourquoi,
alors que nous fêtons le centenaire de la Grande Guerre, « l'éducation
nationale », ne parle pas de cette famille comme en 1938 ?
Placard du ministère de l'Education nationale, affiché dans toutes les écoles en 1938.
Au
départ, il y a Jules Ruellan et Marguerite Huet du Rivau, un couple de
fervents catholiques élevés dans l'amour de la France éternelle. De leur
foyer naissent dix-huit enfants. Dix frères partent pour le front, six y
tombent pour la France, ce qui en fait la fratrie française ayant eu le
plus de morts pendant ce conflit. Un septième mourra une dizaine
d'années plus tard, victime du gazage subi pendant la guerre.
Ils sont les « les dix frères Ruellan »
La
famille Ruellan est une famille bretonne de notables établie à Saint
Malo, où Jules, le père, est armateur. Marguerite du Rivau, la mère, est
issue d'une ancienne famille aristocrate ayant fait souche en Sarthe.
Ce couple de caractère est à la fois gai et engagé.
En
1905, au moment de la loi dite de séparation de l'Eglise et de l'Etat,
Stanislas et André se retrouvent dans une manifestation de protestation.
André est jugé pour avoir, d'un coup d'indignation et de colère,
frappé... le cheval d'un gendarme. Condamné pour ce crime très grave à
seize francs d'amende, il refuse de payer à l'Etat ce qu'il a défendu
comme revenant à Dieu et il ne purge son injuste amende que par peine de
corps, par journées de prison, et encore ne s'y rend t-il pas de
lui-même mais avec escorte de gendarmes...
Xavier,
quant à lui, est condamné à six jours d'arrêt à la prison de St Malo
pour avoir sans doute trop fermement manifesté sa réprobation à un
commissaire chargé de l'exécution des inventaires.
Jean-Berchmans,
pour sa part, manifeste à Paris au mois de février 1911 contre une
pièce de théâtre d'un auteur qui provoquait le scandale, un déserteur
qui le revendiquait. Participant à toutes les manifestations de
protestation, six ou sept environ, Berchmans est arrêté à chacune
d'entre elles et conduit au poste.
Dans
cette famille, tous étaient profondément royalistes. Et de ces
royalistes qui s'opposent à la République anticléricale et déjà
anti-chrétienne.
Dès
le début de la guerre, les treize enfants qui sont encore en vie en
1914 s'engagent chacun selon sa manière. Deux des frères, émigrés en
Amérique pour faire affaires, répondent aussitôt à la mobilisation
générale. Abandonnant ses affaires après des années d'investissements au
moment où elles allaient commencer à porter leur fruit, Stanislas
abandonne tout pour rentrer en France. Quant à André, établi en Uruguay,
cherche aussitôt à embarquer au plus vite pour rentrer. Tous se
mobilisent.
Les trois sœurs répondent également à la mobilisation et revêtent l'habit blanc des infirmières durant toute la guerre.
Dans
le journal l'Action françaises, dont les Ruellan sont des abonnés
fidèles, la mort de chacun d'eux est rapportée dans la nécrologie. La
guerre fait des morts et des orphelins et Charles Maurras fait à
plusieurs reprises un appel aux dons à ses lecteurs, qui y répondent
très généreusement, pour l'orphelinat dans le bordelais dont s'occupait
Madame Xavier Ruellan. Maurras au sujet des Ruellan : « une race de braves qui avec tant de douleurs continuent avec obstination à se battre, à faire le bien, à servir ».
Morts au champ d'honneur :
-
Bernard (1888-17 février 1915, 26 ans).
Adjudant-chef
au 3èmebis des zouaves. Mort le 17 février 1915, frappé d'une balle en
plein cœur, en portant secours à un camarade. Citation à l'ordre de
l'armée, médaille militaire.
Quelque temps avant sa mort, il écrit à sa sœur : « je fais le sacrifice de ma vie à la France. »
2. André (1885-1915, 29 ans).
Sergent
au 7°régiment d'infanterie coloniale, tué le 16 mai 1915. Alors qu'il
mène la charge à la tête de sa section, une balle le frappe en plein
front dès le début de la bataille de Verdun. Deux citations dont une à
l'ordre de l'armée, médaille militaire.
3. Henri (1892-1916,23 ans)
Brigadier
au 7° d'artillerie, tué le 27 février 1916 étant enseveli vivant dans
sa casemate lors d'un bombardement à Verdun. Citation à l'ordre de la
division, médaille militaire.
4. Louis (1878-1916,38 ans)
Capitaine au 308° d'infanterie, tué le 22 novembre 1916. Citation à l'ordre de l'armée, chevalier de la légion d'honneur.
Par
son mariage avec Marguerite Denoix de Saint-Marc, Louis est le grand
oncle d'un autre grand héros français, le capitaine Hélie Denoix de
Saint-Marc. Celui-ci expliquera qu'il découvrit sa vocation militaire
par l'exemple de ses oncles Ruellan, dans le pieux souvenir desquels il
était entretenu durant sa jeunesse. Louis est le seul des frères tombés
qui aura fait souche. Sa situation de père de famille nombreuse pouvait
l'exempter de la guerre, dispense offerte qu'il rejeta avec mépris. Louis laissa six orphelins.
« Si
la défense du pays exige de moi le sacrifice ma vie, qu'on redise sans
cesse à mes enfants que deux amours terrestres ont partagé ma vie :
celui de la France, et celui de ma femme et de mes enfants. »
Voici
sa lettre du 21 novembre 1916, adressée à son épouse, lettre qui se
révèlera être la dernière. Alors qu'à l'arrière, au Parlement se
tiennent des discours défaitistes qui font plus de mal qu'un obus pour
le moral des combattants, Louis écrit :
« si
chacun y mettait du sien même au simple point de vue moral, s'il y
avait vraiment dans le pays une vie nationale dans laquelle toutes les
forces matérielles et morales de la France se concentreraient vers la
guerre, ce fléau serait abrégé. Il y a encore trop de gens qui vivent en
dehors du conflit auquel tous doivent prendre part suivants leur
condition et leurs moyens. Ceux que la guerre n'atteint ni dans leurs
intérêts, ni dans leurs affections sont portés à la trouver longue
uniquement parce qu'elles gênent leur petites habitudes de vie et non
pour les souffrances qu'elle engendre au point de vue général. Il y en a
même qui souhaitent la prolongation de la guerre car ils n'ont jamais
gagné autant d'argent. Ceux-là sont les logiciens de la théorie
individualiste. Quelle réforme à apporter dans les mœurs, dans les
esprits ? Et si Dieu attendait qu'elle fût accomplie pour nous accorder
la victoire, nous risquerions de voir la guerre encore se prolonger de
nombreuses années mais la miséricorde divine est infinie et elle
s'exerce souvent sur des gens qui n'en sont pas dignes. Nous en
fournissons une nouvelle preuve. Si tu savais, et tu le sais car tu me
connais, combien ces discussions à la Chambre ces attitudes grotesques
des parlementaires nous donnent des nausées au fond de nos tranchées.
Les cadavres des Boches nous soulèvent moins le cœur que la lecture des
journaux. Quels criminels que ces misérables. Quel inconscient que ce
peuple qui les supporte. Il n'est pas possible qu'après tout ce que nous
avons enduré, et endureront jusqu'à la paix victorieuse, la situation
intérieure se prolonge. On le sent si bien que même dans ces milieux
pourris de la politique qu'on réclame un chef mais en faisant tout pour
ne pas le trouver. Car il existe et nous savons où il est, d'où il vient
et ce qu'il fera. Il renouera la tradition française, il reprendra
l'œuvre des rois de France, père du peuple car il est leur descendant,
le dépositaire de la recette que seul il peut appliquer. Ici nous ne
sommes pas distraits de la situation intérieure, de l'avenir du pays,
par le bruit du canon et les préoccupations constantes de la lutte. Nous
faisons une guerre totale, c'est-à-dire contre aussi bien l'ennemi de
l'intérieur que contre celui de l'extérieur. Notre devoir comporte les
deux luttes et si je suis sur la ligne de front depuis le début c'est
que ce devoir m'a paru impérieux. Cette idée du devoir, ma chère
Marguerite, tu ne peux t'imaginer à quel point la guerre l'a développé
en moi et me l'a fait aimer. Tu ne m'en voudras pas de te dire que
j'éprouve même un plaisir, une joie intense à songer que je fais tout
mon devoir sans en recevoir la moindre récompense. Etre en campagne
depuis vingt-huit mois, avoir porté tous ses efforts vers
l'accomplissement de son devoir et pouvoir se dire : « je n'ai sollicité
aucune faveur, je n'ai reçu aucune récompense en dehors de celles que
Dieu m'a données par la conscience que je faisais bien, cela, ma chérie,
c'est le rêve pour une âme qui cherche sa récompense non sur la terre
de la part des hommes, mais au ciel de la part de Dieu. »
5. Jean-Berchmans (1890-1918, 27 ans)
Lieutenant
du 23° des chasseurs alpins, tué le 31 mai 1918 d'une balle en plein
front alors que, ayant fait coucher ses hommes dangereusement
mitraillés, il reste debout pour repérer d'où viennent les tirs qui
s'abattent sur sa compagnie. Deux citations dont une à l'ordre de
l'armée, chevalier de la Légion d'honneur.
6. Julius (1873-1918, 44 ans), prêtre.
D'abord
aumônier et infirmier, après avoir accompagné dans la mort tant de
soldats, il emploie de nombreux moyens pour parvenir à combattre en
première ligne et parvient finalement à rejoindre le 22° bataillon de
chasseurs alpins où il gagne le grade de capitaine. Il saisit l'occasion
d'aller au front en prenant la place d'un père de famille. Tué par un
éclat d'obus à la tête presque à la fin de la guerre, le 1er octobre
1918. Quatre citations dont deux à l'ordre de l'armée, chevalier de la
Légion d'honneur.
« De toute façon, je ne mourrai pas dans mon lit et j'espère bien voir au moins une fois le feu ». S'adressant à ses hommes : « je suis prêt à mourir pour n'importe lequel d'entre vous, mais en revanche je vous demande de m'obéir absolument ».
Lors de sa dernière permission, ayant ressenti que son sacrifice serait accepté par Dieu : « nous ne nous reverrons plus ici-bas. Je sais où je vais aller et ce que je dois faire ».
Morts des suites de la guerre:
7. Xavier (1881-1930)
Lieutenant
du 223° d'artillerie, gazé par les Allemands le 1er mars 1918 à Verdun,
il décède des suites de ses blessures le 8 janvier 1930 après des
années de douleurs. Citation à l'ordre du corps d'armée, chevalier de la
Légion d'honneur.
«
Je tâche de donner l'exemple à la patrie. Je sers moi-même la messe le
dimanche et j'y communie devant mes hommes sans affectation mais
surtout sans crainte. Ne suis-je pas là au milieu des miens ? Que j'ai
des défauts, cela ne doit pas leur échapper. Mais que je sois franc et
juste, je ne crois pas qu'on puisse le nier. (
) Je fais ce que je peux
(à mes hommes) pour leur adoucir une rude campagne mais je suis strict
pour le service et la discipline. J'ai peu d'observations à faire et
tâche de les faire comme il faut, c'est-à-dire la plupart du temps
paternellement mais quelque fois sévèrement quand la discipline est en
jeu. C'est rare, mais cela arrive. Les mauvaises têtes, s'il y en a,
sont vite convaincues qu'il est de beaucoup préférable d'être bon
soldat. »
8. Auguste (+1938)
Il
est le seul de la fratrie à ne pas avoir pu combattre au front en
raison de son mauvais état de santé, qui s'empire durant les trois
années qu'il donne pendant sa mobilisation au point de finir par être
réformé à 100%. Il survivra entièrement paralysé pendant plus de vingt
ans.
Les survivants :
9. Charles.
Capitaine
du 247° d'infanterie, détaché à la mission militaire française auprès
de l'armée hellénique. Citation à l'ordre de l'armée, chevalier de la
Légion d'honneur, croix de guerre. Député d'Ille-et-Vilaine de 1919 à
1924.
«J'ai
été obligé de rembarrer certains qui s'en vont raconter que les milieux
réactionnaires après avoir voulu la guerre pour en finir avec la
République veulent la paix pour que la République ne bénéficient pas de
la victoire. Comme si la victoire pouvait être la récompense du régime
qui n'a su ni préparer la guerre ni même la prévoir. Ce n'est pas la
République qui aura vaincu les Boches, mais la France, toute la France,
qui s'est réveillé avec les belles qualités de la race, hardiesse,
courage, ténacité, enthousiasme, patriotisme
»
10. Stanislas.
Sous-lieutenant
du 129°d'infanterie. Deux citations dont une à l'ordre de l'armée,
chevalier de la Légion d'honneur, croix de guerre. Il s'est installé
depuis 1907 aux Etats-Unis qu'il quitte avec abnégation pour venir se
battre au plus vite comme ses frères restés sur le sol natal.
A
l'annonce de l'armistice : « C'est magnifique ! (
) Nos morts ne sont
pas tombés en vain et je ne cesse de penser à la joie qui doit dilater
tous les cœurs de France, surtout peut-être à l'intérieur où ces pauvres
cœurs ont éprouvé tant d'angoisse depuis quatre ans et demi.
Saurons-nous assez remercier Dieu nous qui ramenons notre peau au
complet après l'avoir vue exposer durant tout ce temps car c'est tout de
même miracle de n'y être pas resté. On peut bien le dire maintenant
qu'il n'y a plus à craindre de vous faire trembler ».
Image : "L'illustration", 15 mars 1919, p. 304. Neuf des dix frères Ruellan.
Tiré du blog de Thierry de Vingt-Hanaps :