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vendredi 1 février 2013

Charles Lemaire 1840 - 1906

 
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Mémoires d’un homme qui a marqué sa commune
et l’industrie sucrière française
par Alain Richet, maire de Lesdins de 1977 à 2001
36 années passées au sein du Conseil Municipal de Lesdins… j’ai décidé de ne plus me représenter. Cela me donne donc aujourd’hui le temps de me pencher sur l’histoire de Lesdins et sur l’action de mes prédécesseurs.
Pour Lesdins l’instauration de la commune commence vraiment en 1870 avec des officiers publics qui assuraient la fonction de maire et ce jusqu’en 1800. Le premier qui eut l’honneur d’assurer cette fonction fut M. Bobeuf, curé de la paroisse de Lesdins. En 1792 M. Charpentier lui succéda, ainsi que trois autres Lesdinois. De 1800 à ce jour, trente maires ont assuré la fonction.

Charles Lemaire (1840 –1906)

Un Homme qui a marqué

la commune de Lesdins (Aisne)
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Maire de Lesdins en 1870, Charles Lemaire eut l’audace d’y créer une sucrerie. Celle-ci fut inaugurée le 26 novembre 1870, sous l’occupation prussienne. Des évènements, des hommes tombent quelquefois très vite dans l’oubli. Certes il y a des raisons à cela : le temps, les guerres… La destruction des archives communales créent de telles situations.
Notre illustre personnage assura donc la fonction de maire en 1870. Ce qui le distingua des autres 1ers magistrats c’est justement cette audace, qui lui permit d’assurer un immense développement industriel et économique à la commune de Lesdins.
Il faut rappeler qu’en 1870 l’industrie lourde n’existait pas ou peu dans le
Saint-Quentinois ; la traction animale et l énergie à vapeur prédominaient (1707 : Denis Papin invente la machine à vapeur).
Si Charles Lemaire se lança dans la fabrication du sucre, il faut faire référence à l’époque napoléonienne. L’empereur Napoléon 1er, qui régna de 1804 à 1815, dota la France de solides institutions. La France contemporaine en conserve un grand nombre. Les universités, le code civil, la Banque de France, la Cour des comptes , la Légion d’honneur, etc…
Nous lui devons également la réalisation de grands travaux, dont le canal de Saint-Quentin qui relie le bassin parisien au nord de la France.
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Une petite anecdote :lors de l’inauguration du canal de Saint-Quentin le 27 avril 1810, l’empereur a foulé le sol de Lesdins. S’étant fait expliquer les plans du canal sur la place Devicq (ingénieur militaire ayant travaillé sur le projet du canal) comme tous grand travaux , les délais n’ ayant été respectés c’est un canal sans eau que l’Empereur inaugura ce jour-là. Pour gagner du temps l’Empereur décida de s’engager à cheval sous la voûte du souterrain qui relie Lesdins à Lehaucourt, précédé par des gardes d’honneur et suivi d’un peloton de lanciers. Il se retrouva rapidement dans une semi-obscurité, et son cheval heurta une échelle oubliée là par des ouvriers. S’ensuivit un affolement général, et l’Empereur, craignant un attentat, éperonne son cheval et s écria : « à moi la garde ! » . Le cortège traversa au galop le reste du souterrain et notre Empereur resta de mauvaise humeur toute la journée.
Image ci-dessus :L’empereur Napoléon remet, le 2 janvier 1812 sa propre Légion d’Honneur à Benjamin Delessert, premier fabricant de sucre . Cette production Française permis d’échapper au blocus « continental » de la marine britannique.
 
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Revenons à la fabrication du sucre

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L’Empereur fut également un guerrier. Il remporta bien des victoires en dominant l’Europe de 1797 à 1809. Ensuite arriva le désastre .L’Angleterre, maîtresse des mers, imposa à l’Empereur le fameux blocus continental. La France, qui avec ses colonies s’y approvisionnait en sucre de canne, se trouva du jour au lendemain démuni.
Napoléon, ne pouvant supporter plus longtemps la grogne des ménagères, eut un geste de génie. Il lui a suffi en fait de sortir le dossier de l’agronome Olivier de Serres, qui attire l’attention sur la richesse en sucre de la betterave dans son Traité de l’Agriculture. Suite aux expériences du chimiste allemand Marggraf le filon de la fabrication était trouvé en laboratoire. .Le plus dur restait à faire : le fabriquer à grande échelle. Après moult tâtonnements, le
29 mars 1811, Napoléon décide de livrer 32 000 hectares à la culture de la betterave. La grande épopée de la fabrication du sucre de betterave démarre.
Après une solide formation acquise dans différentes sucreries de la région, l’odyssée de Charles Lemaire commence à Lesdins.
Le jeune Charles Lemaire est né à Compiègne en 1840. Entre deux déplacements de sa famille il se retrouva élève à l’excellente école Tonneau de Ham (Somme). Il y reçut une instruction rudimentaire mais solide. Il entra tout de suite après en sucrerie, à l’âge de quatorze ans. Il n’avait jamais rêvé d’une autre destinée.
Il fut d’abord basculeur, puis aide-comptable à la sucrerie de Berneuil chez MM. Lhotte et Yvart, devenue ensuite la sucrerie Nativelle et Cie. C’était une grosse fabrique, on y écrasait 11 millions de kgs de racines, on cuisait au filet et l’on séparait le grain de sucre des égouts par turbinage. Ce n’était déjà plus les formes dans lesquelles - chez M. du Roisel à Ham, chez
M. Théry à Athie - le jeune enfant Lemaire avait vu entasser le magma de sucre sorti des emplis pour le clarifier péniblement.
Très vite il monta les échelons pour s’intéresser à la fabrication du sucre, et surtout à la construction des usines. Sa renommée établie il contribua à la mise en route de plusieurs sucreries dans l’Aisne. Dans bien des cas, les sucreries se construisaient à la hâte. Et quelquefois à la mise en route de l’usine le sucre n’était pas au rendez-vous. C’est ainsi que pour le compte de M. Privat Théry, ancien fabriquant de chocolat à Saint-Quentin et fondateur de la sucrerie de Seraucourt-le-Grand, notre illustre Charles Lemaire apporta toutes ses connaissances. Un article de presse retraçant la carrière de M. Lemaire précise que cette sucrerie était à l’époque la plus grande de France. On y râpait un bateau de betteraves par jour, ce qui laissait beaucoup de cultivateurs incrédules . On tirait 5.5 kg de sucre roux , pour 100 kg de betteraves ! Bref, c’était extraordinaire.
Il apporta également son concours à Chauny, dans la sucrerie de M. Million. Au cours d’une campagne désastreuse ( la betterave mangée par les vers blancs donnait un jus plein de ferment), des améliorations dans la filtration des jus s’imposèrent.
Nous retrouvons également sa trace à la sucrerie de Chevresie-Monceau pour le compte de MM. Decrois, Vieville et Cie. Dans cette sucrerie, le jeune praticien, après avoir relevé une situation compromise par une mauvaise installation, optimisa le fonctionnement de l’usine. Le résultat ne se fit point attendre !
La sucrerie de Chevresie-Monceau devint une référence dans l’Aisne. Fort de cet exploit les actionnaires demandèrent à M. Charles Lemaire de devenir directeur de fabrication. Pendant cinq ans il occupa la fonction avec brio, sans cesse il apporta des améliorations, à la grande satisfaction des agriculteurs.
Si Charles Lemaire trouva l’épanouissement dans son travail à Chevresie-Monceau dans les années 1860, il rencontra également la femme de sa vie, Julia Defrance. Ils se marièrent en l’année 1871, par un beau mois de septembre, dans la belle église de Chevresie-Monceau.
A vingt-neuf ans ce spécialiste de l’industrie sucrière fort de ses exploits tint à démontrer à sa dulcinée Julia ce dont il était capable. Objectif visé: construire sa propre sucrerie dans le Saint-Quentinois.
En 1867, sept cultivateurs importants des environs de Saint-Quentin, MM. Carlier père de Bellcourt, Namuroy-Petit de Torigny, Rocq de Pontuet, Bidaux de Lesdins, Ponthieu de Brocourt, Démarolle de Neville d’Y d’Omissy décidèrent de créer une sucrerie à Omissy. Ce fut un désastre. Site mal choisi, construction de l’usine faite de bric et de broc
Une fois de plus Charles Lemaire fut appelé au chevet de cette sucrerie pour essayer de remédier à cette situation. (Il est écrit dans une rubrique saint-quentinoise que) Monsieur Lemaire réussit tout au moins non pas à sauver l’affaire financièrement, ce qui n’était pas de sa compétence, mais à faire tourner les machines qui s’y refusaient. A la suite de cette triste campagne sucrière, son jugement fut sans appel : l’usine devait être fermée.
Très vite M. Lemaire redonna du courage aux associés. Fut décidée la liquidation de la sucrerie d’Omissy, et l’implantation d’une nouvelle sucrerie sur la commune de Lesdins
Le choix se porta sur les bords du canal de Saint-Quentin, à la sortie de Lesdins, en direction de Levergie ( sur l’actuelle ferme de M. Jamez Philippe ) . L’acte de création de la société fut signé le 30 novembre 1869 à Saint-Quentin avec comme dénomination « Sucrerie de Lesdins et Cie ». A la tête de cette nouvelle usine, qui fut inaugurée le 26 novembre 1870, Monsieur Lemaire fit briller l’industrie sucrière française durant 36 ans.
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La sucrerie de Lesdins en 1870. Elle se situait sur la ferme de M.Jamez.
1870 : La France est envahie par les Prussiens
Pour les spécialistes de la betterave, démarrer une campagne de fabrication de sucre fin novembre est une pure folie. La raison en est simple : en 1870 la France est en guerre avec l’Allemagne, et notre région est envahie par la soldatesque prussienne. Il s’ensuivit un retard considérable dans le montage de l’usine, retard qui faillit tout compromettre.
M. Lemaire eut à subir la pression allemande aussi bien en tant que chef d’entreprise qu’en tant que maire de Lesdins.
Les exigences des Allemands étaient continuelles ; la commune avait été imposée très lourdement : 15 000 francs de l’époque. On ne les trouvait pas. La sucrerie avait besoin d’argent comptant pour payer les ouvriers et les cultivateurs. Charles Lemaire, forte personnalité, se paya d’audace et s’en vint à Saint-Quentin au siège du commandement allemand défendre sa commune et son usine. Après une longue négociation, l’imposition tomba à 2 160 francs.
Le jour de la bataille de Saint-Quentin les risques de bombardement étant trop grands, la décision d’arrêter l’usine fut prise. Les malheureux soldats français vaincus à Saint-Quentin affluèrent sur Lesdins en débandade, pour se replier sur le nord de la France. Ils furent accueillis par le personnel de l’usine et purent ainsi se réchauffer, se restaurer et trouver le réconfort nécessaire pour continuer la lutte.
Bref, début mars 1871, cette première campagne de fabrication sucrière s’acheva, non sans mal. La sucrerie avait transformé pour cette première campagne 11 millions de kg de betteraves avec un résultat financier à la limite de l’équilibre.
C’est à Lesdins que l’on a produit longtemps ces beaux sucres en cristaux demeurés célèbres. Ils allaient tous vers l’Angleterre, soigneusement emballés dans des sacs de papier doublés de gutta-percha (substance plastique et isolante tirée du latex) et de toile.
En 1875 eut lieu la grande exposition de Cologne ; les sucres de Lesdins furent en concurrence avec les produits des sucreries-raffineries allemandes. Ces sucres obtinrent la récompense suprême, et les félicitations du jury.
Pendant de longues années le sucre fabriqué à Lesdins portant la marque
« Ch. Lemaire et Cie de Lesdins » se retrouva sur les plus prestigieuses tables d’Angleterre.
Les 1ers prix et les médailles s’accumulèrent, après Cologne et Amiens en 1875 ce fut Compiègne en 1877, et bien d’autres prix glanés dans les comices agricoles, qui avaient grande réputation à l’époque.
Le 12 avril 1878 fut également un grand jour pour M. Lemaire et sa sucrerie. Paris et son Exposition Universelle accueillait dans un espace réservé au secteur alimentaire la gamme des sucres de l’usine de Lesdins. C’est entouré de tous ses collaborateurs que M. Lemaire reçut un grand prix. Très heureux de cette récompense le directeur de l’usine offrit une belle soirée parisienne à tout l’encadrement.
En 1883 avant de devenir chef du gouvernement français, Monsieur Jules Méline, ministre de l’Agriculture a souhaité visiter la sucrerie de Lesdins. Après éloges et félicitations, Monsieur le ministre remit les insignes d’officier du mérite agricole. Le 23 décembre de la même année, Monsieur Lemaire fut promu chevalier de la Légion d’honneur.
Dans le dictionnaire biographique du département de l’Aisne, on retrouve textuellement l’intitulé concernant Charles Lemaire :
« Fabricant de sucre à Lesdins Aisne.
Titulaire de nombreuses médailles obtenues dans les concours
M.Lemaire est l’initiateur de la production des sucres cristallisés blanc extra »
La belle épopée d’un grand capitaine de l’industrie sucrière se termina le 29 août 1905 suite à une terrible maladie, après 35 années passées dans la sucrerie de Lesdins,.
M. Lemaire n’eut pas à assister aux méfaits d’un désastre qui allait plonger la France dans les affres des deux guerres mondiales.
Durant les combats de 1914 la commune de Lesdins, comme bien d’autres villages, fut détruite et la sucrerie anéantie. Des années de souffrance et d’oubli ont pris le relais. La plupart des agriculteurs ayant été tuée au combat, il ne restait aucun leader pour relever le défi et reconstruire la sucrerie à Lesdins.
M. Tabary
Les années passèrent et un homme de la trempe de M. Lemaire,
M. Tabary, nacquit le 16 août 1874 à Roupy dans le département de l’Aisne. C’est à Nesle qu’il passa les premières années de sa vie. A 11 ans il décrocha son certificat d’études primaires. Il possédait de réelles dispositions pour les études. Ses parents l’inscrivirent au lycée d’Amiens comme pensionnaire.
M. Tabary              
Son baccalauréat en poche, il prépara l’Ecole Centrale à Paris, de 1895 à 1898. Reçu brillamment il ne lui resta plus qu’à effectuer son service
e militaire. Il revêtit l’uniforme de sous-lieutenant d’artillerie à Bourges et c’est à son retour qu’il fit sa première campagne sucrière.

L’agriculture l’intéressait beaucoup, pendant ses vacances il fit des stages dans de grandes exploitations de la région de Ham. D’autre part ses parents comptaient de nombreux amis parmi les sucriers de la région. C’est ainsi qu’il se tourna vers l’industrie sucrière.
Sa première campagne débuta en 1899, à Epenancourt.
1900-1903 : ce fut la période des stages dans les sucreries de Seraucourt, Montescourt, Ham , Villers-Saint-Christophe, Matigny, Monchy, Moyencourt, et Pithiviers. Lors de la campagne de 1903 il assuma ses premières responsabilités comme sous-directeur de l’usine de Seraucourt.
En 1904 il entra à la sucrerie de Flavy, pour devenir en 1905 directeur général . Cette sucrerie s’élevait à la sortie de l’agglomération, sur la droite de la route de Chauny et avait
3 râperies : à Holnon, Etreillers, et Ugny-le-Gay. L’ensemble représentait un travail de 1 000 t de betteraves /j, dont la moitié effectuée par les trois râperies. La France, avant la guerre de 1914, comptait plus de 400 sucreries.
La Grande Guerre stoppa le développement des sucreries, les 4 années de combats et de bombardements réduirent à néant toutes les sucreries de Picardie.
Monsieur Tabary reçut comme tout bon citoyen en âge de combattre sa feuille de route avec le grade de capitaine. C’est bien sûr le secteur de Verdun qui représenta une grande partie de sa mobilisation. Ainsi qu’un séjour dans le département de la Somme et c’est à Cappi qu’il fut blessé.
Monsieur Tabary, la guerre terminée, et ayant récupéré des forces n’avait plus qu’une obsession : reconstruire dans la région qu’il connaissait bien une industrie sucrière digne de ce nom.
Durant cette guerre, les leaders de ces usines détruites,y avaient souvent laissé leur vie ou leur santé, et le moral des paysans n’était pas au beau fixe
La guerre avait détruit une industrie éparpillée; il fallait tirer parti des circonstances pour la concentrer et ainsi obtenir de meilleurs résultats. La notoriété de Monsieur Tabary lui permit de convaincre des financeurs, dont M. Sommier, raffineur sur Paris, et Monsieur Boivin. Les rapports qu’entretenait depuis une longue date Monsieur Tabary avec ses collègues du voisinage lui permirent d’obtenir rapidement, mais non sans mal, l’accord de 14 sucreries détruites. Ces dernières détenaient des dommages de guerre ainsi qu’une clientèle betteravière détenant un savoir-faire incontestable.
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Le 13 juin 1919 la CNSR était créée, le site de la nouvelle sucrerie choisi. Ce fut l’avènement de la sucrerie d’Eppeville et le 2 janvier 1923 la première campagne betteravière commença .
C’est ainsi que disparurent la sucrerie de Lesdins et les 13 autres sucreries désignées : Péronne, Mons-en-Chaussée, Athies, Matigny, Monchy-Lagache, Moyencourt, Ercheu, Villers-St-Cristophe, Flavy-Le-Martel, Montescourt, Seraucourt-Le-Grand , et Courcelles.
Revenons, pour conclure, au secteur betteravier de Lesdins.
Une râperie fut construite en 1921 à Omissy, afin d’extraire le jus de betterave et l’expédier à la grande sucrerie d’Eppeville, soit une distance de 24 km à parcourir par voies de canalisation. Cette râperie cessa toute activité aux alentours de1967.
Ainsi donc se termine cette histoire du sucre et de l’ hommage rendu un homme d’ exception Monsieur Charles Lemaire.

Remerciements :
Je tiens à remercier les personnes qui m’ont aidé à réaliser cette publication :
- Mme Renard-Drain, descendante directe de M.Lemaire ;
- Mme Séverin, membre de la société académique de Saint-Quentin ;
- La Bibliothèque Municipale de Saint-Quentin, en la personne de
Mme Niay ;
- M. Boudon, retraité su service de la navigation
- La Maison de Communication de Lesdins, en la personne de
Melle Favereaux.

 Publié par Alain Richet