Journée de chamaillerie à Lesdins
Episode n° 10
Le banquet avec l'empereur me laissera un beau souvenir. Seul l'abbé Gambini était un peu morose pour ne pas dire frustré de ne pas avoir béni le canal. Il fait malgré tout bonne figure, néanmoins pour montrer son amertume, chaque fois qu'on lui présente un plateau avec des sablés imprimés en l'honneur de l'empereur, l'abbé d'un air malicieux et à voix haute, pour que tout le monde entende :
- je préfère les boudoirs rosés, ils s'accordent parfaitement avec le champagne !
Quant à la fête sur la place du village, elle a bien vite dégénéré. Les charretiers qui se considèrent comme l'élite des travailleurs agricoles, préfèrent rester entre eux, comme aux champs, pour "rchiner". (partager le casse croûte)
Au retour ils s'arrêtent dans leur bistrot favori. Ils y ont même leur coin de comptoir que personne n'oserait occuper en leur présence. Au fond de la salle, leurs plombs (jeu d'écus) toujours au sol au cas où ils voudraient engager une partie. Dans la cour de ferme, le premier charretier règne en maître. Il donne les ordres de départ, les pauses gamelles, et passe souvent sa mauvaise humeur sur les journaliers ou manouvriers. Alors quand ceux-ci sont arrivés pour faire la fête sur la place du village, ils ont été accueillis par des quolibets, des moqueries en tout genre, et pour ça la corporation des charretiers ne manque pas de vocabulaire.
Le boiteux qui n'est ni charretier, ni journalier mais toujours prêt à la bagarre, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, aujourd'hui il a choisi le camp des journaliers venus du petit Lesdins en nombre. Excitées autant par la boisson que par le boiteux qui ne souhaite que ça, les deux parties se font face d'abord avec des insultes de charretier à l'encontre des journaliers "tas de merdeux" - "vous êtes des nulles à chier" - avant de se ruer pour engager la confrontation, la réponse des journaliers avec leurs cris préférés "bande de fumier" - "on va vous faire la peau".
Débordés par le nombre, les charretiers ne doivent leur salut qu à l'arrivée du garde champêtre qui renvoie tout le monde dos à dos, les uns accusant les autres d'avoir commencé en premier. C'est la première bagarre entre le petit et le grand Lesdins.
Le lendemain dans les cours de ferme, le travail reprend comme ci de rien n'était. Pour nous les enfants, une seule chose compte, voir passer les premières péniches. Mais avant, la trouée qui coupe le village doit-être mise en eau, et pour cela il faudra compter une bonne semaine.