Episode n° 17
Après ce repas dominical bien arrosé, le chanoine a du mal à mettre un pied devant l'autre sans tituber. Sa servante Fernande prend le prélat par le bras. Celui-ci refuse catégoriquement et prétend gravir seul les quelques marches qui mènent à sa chambre.
A mi-parcours il perd l'équilibre et se retrouve au sol, l'aumusse et la soutane déchirées. Sur les tomettes froides du presbytère, l'homme d'église est allongé, grimaçant, sans pouvoir se relever. C'est chez papa et maman que Fernande se précipite, nous sommes ses proches voisins.
Papa et mon grand frère Robert emboîtent le pas de la servante pour porter secours au pauvre ecclésiastique. Pendant ce temps, maman me demande d'alerter grand-mère. C'est un peu la référence dans le village pour les gros "bobos".
Devant le chanoine qui sans cesse en appelle au seigneur pour apaiser sa douleur, ma grand-mère soulève la soutane et s'écrie :
- eh ben .... le genou est drôlement enflé ... !
Elle l'entoure de ses mains chaudes.
- ce n'est pas une simple entorse .... votre genou est déboîté... je suis impuissante ... seul Albéric Marcellin, le rebouteux du patelin, pourra vous soulager en remettant votre rotule en place. Ce n'est pas un croyant, plutôt un infidèle, mais je connais Albéric depuis mon enfance. Il soulage même les animaux de la ferme. C'est sa grand-mère qui lui a transmis ce don. C'est un marginal. Tout le monde l'appelle le grand roux par rapport à sa chevelure et à ses tâches de rousseur, le dos voûté pour avoir grandi trop vite, mais faites moi confiance chanoine, je vais le faire venir et il vous remettra vite sur pieds. Il faudra boucher vos oreilles car son langage est digne de tous les charretiers de la terre.
Quand le grand roux arrive dans la pièce où le chanoine est toujours gémissant, il y a là mon père, mon frère Robert, Fernande la servante, plus ma grand-mère Ernestine.
Le rebouteux se poste aux pieds du lit. Fernande fait apparaître le genou meurtri. De ses yeux ronds, il fixe la blessure sans dire un mot. Le temps semble s'être arrêté. Les secondes durent une éternité. Mon père se risque à rompre le silence
- Albéric, qu'est-ce-que t' en penses ...?
- laisse-moi réfléchir ....!
- mais ça fait déjà une demie heure que tu n'as rien dit, rien fait ...!
- j'ai b'soin de me concentrer, c'est l' première fois que j'vais mettre un curé sur pattes... .. Mille bon dieu, bon dieu ..... il s'est drôlement arrangé, il a l' rotule à l' verticale.
Le prélat, le visage pâle, serre contre lui une petite statuette de la vierge l'implorant de lui venir en aide.
Albéric :
- curé, ch'est pas l' peine de prier, el sainte vierge n'y pourra rien. Aujourd'hui, el' bon dieu, ch'est m'y qui va t' soulager ......
Excédée par ces propos, Ernestine ma grand-mère l'apostrophe :
- ça suffit maintenant, tu soignes le chanoine.
Albéric :
- en plus ch'est un chanoine, une grosse huile du bon dieu. J'veux bien l' soigner mais il devra m' verser la plus grosse quête, ch'el du dimanche d' el fête d' el moisson.
Ernestine, ma grand-mère :
- mais c'est du chantage ....