Episode n° 11
La mise en eau du canal dura une bonne semaine. Quand le niveau fut suffisant, les écluses furent mises à l'essai. La majorité d'entre nous n'avions jamais vu leur fonctionnement. C'était un spectacle pour beaucoup de Lesdinois.
Le passage de la première péniche, est éminent. Par chance c'est un jeudi, jour sans école. Pas un seul enfant n'est absent. Tirée par un cheval, l'embarcation ridant la surface de l'eau glisse sans un bruit. Elle transporte du bois de charpente pour l'entreprise du père Miclou, charpentier du village, désireux d'être le premier à bénéficier de ce nouveau moyen de transport. Le déchargement a lieu juste avant le souterrain. Par la suite, chaque jour, c'est une cinquantaine de péniches qui passent chargées de charbon, de divers matériaux de construction, de sable, de céréales, etc...
A peine ouvert à la navigation, fleurissent le long des berges des baraquements construits à la hâte par des gens plus ou moins en marge, attirés par la possibilité de petits trafics. Mais déjà le premier bistrot s'installe, bien vite surnommé "le café de la Marine". La tenancière, une suisse, femme à poigne prénommée Ylsa originaire du val-de-Travers, arrivée avec dans ses bagages de quoi déstabiliser le village et ses environs, quatre donzelles à ses côtés comme serveuses, surnommées par les consommateurs "les poulettes d'Ylsa". Elle arrive aussi avec la boisson de sa vallée natale, inconnue chez nous, l'absinthe. Le succès est immédiat. Les mariniers font des haltes de plusieurs jours. Le soir les hommes viennent s'encanailler, les charretiers abandonnent leur bistrot préféré, font un détour chez Ylsa pour se rincer l'oeil et boire une rasade de l'envoûtante boisson vert pastel.
Les autorités commencent à s'inquiéter, en premier lieu l'abbé Gambini, l'instituteur et l'institutrice monsieur Têtu et madame Mercier, monsieur le maire dont le garde champêtre lui remonte chaque jour des informations alarmantes. Bien entendu, dans le village, personne ne fréquente l'établissement du "café de la marine". Pourtant deux drames vont survenir.
Le premier noyé, tombé à l'eau en pleine nuit, sans témoin. Puis le premier suicide. L'homme s'est jeté du haut du souterrain (probablement par dépit amoureux).